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SÔNIA VAN DIJCK
Dionila

Publié in: SANTOS, Idelette Muzart-Fonseca dos et ROLLAND, Denis (org.). La terre au Brésil: de l’abolition de l'esclavage à la mondialisation. Paris: L'Harmattan, 2006, p. 227-232. Traduit par Idelette Muzart-Fonseca dos Santos . diffusion.harmattan@wanadoo.fr

"Estou preso à vida e olho meus companheiros
Estão taciturnos mas nutrem grandes esperanças.”
Carlos Drummond de Andrade

L’horloge du salon le tira de sa torpeur... Il se mit à compter:

Une...deux...quatre... Presque vingt-quatre heures avaient passé sans qu’il sente le poids du temps. Sur la table, la bouteille de whisky presque vide. Il avait commencé avec quelques bières, pour se détendre mais la nuit peu à peu s’était rafraîchie... Femme et enfants devaient l’attendre en ville, pour ce réveillon du Nouvel An, chez son beau-père. Une fête de famille, avec les meilleurs voeux et tout le reste.

Ces derniers mois, il les avait vécu avec les posseiros.

- Vous voulez un petit café? Je viens de le faire.

- Je veux bien. Et la cigarette après n’en sera que meilleure.

L’arôme du café évoque le confort, dans ce vieux gobelet émaillé, bosselé par les pérégrinations jusqu’à l’arrivée dans cette bicoque.

La terre est toujours si avare ou peut-être paresseuse. Le chroniqueur avait dû oublier de parler au roi de l’effort nécessaire pour assouplir la terre et la rendre docile? Ou peut-être parce qu’à cette époque-là, la terre ne connaissait pas encore la canne à sucre, cette monoculture qui l’a rendu si amère?...Menace de sécheresse... saison des pluies... Encore du boulot avant de récolter le manioc, le maïs ou le haricot qui était le pain quotidien. Et maintenant, le rêve est menacé.

Mouillés de sueur, le manioc et le maïs de Dionila pouvaient, comme par magie, devenir communion :

- Vous prendrez bien un morceau de gâteau? Il vient de sortir du four.

La journée avait été si dure, il lui fallait obtenir ce pourvoi.

Comme un somnambule, il se relevait, de temps en temps, pour prendre de la glace dans le réfrigérateur – simple paresse d’utiliser le seau à glace... mais tout aurait déjà fondu... c’est mieux comme ça.

Il se leva une fois encore. Vraiment difficile d’atteindre ce réfrigérateur. Il n’aurait jamais pensé que la distance entre salle à manger et cuisine soit si grande. Il prit de la glace et inclina la bouteille dans le verre...

- Quelle journée de merde!

Vers six heures du matin, était arrivé l’ordre de Madame le Juge, avec tout l’appareil policier et les machines de destruction. Leurs cibles ne méritaient pourtant pas un tel déploiement : une simple maison de pauvre, pour abriter l’intimité et le rêve, mais qui ne résisterait à aucune démonstration de force.

Juste après la déviation de la route qui conduisait vers les anciennes terres de l’Usine Notre Dame des Merveilles, il s’était heurté au barrage de police. Il avait argumenté à n’en plus finir, pour essayer de passer :

- Je suis l’avocat des posseiros. J’attends le document de pourvoi qui suspendra toute cette histoire.

- Mais c’est trop tard, Monsieur!

Encore des palabres et des palabres. Il fallait qu’il parvienne jusqu’à Dionila, il ne savait pas bien pourquoi, mais il fallait qu’il y aille.

- J’obéis aux ordres, Monsieur. – dit le policier en souriant.

Le commandant de l’opération apparut alors : Que se passe-t-il? Quel est le problème?

Longues explications et réponse habituelle :

- Je ne suis pas au courant, Monsieur, je ne fais qu’obéir aux ordres.

Et toujours davantage d’explications. Un essai de solution :

- On va faire la chose suivante – dit le policier qui commandait les opérations : - Quand l’officier de justice sera arrivé, vous pourrez lui parler; mais jusque là... vous restez ici et vous attendez.

Il décida d’allumer une cigarette.

Il y avait 120 familles, elles en étaient à leur quatrième expulsion... Peu importe d’où... une fois après l’autre... Comment continuer à croire que l’Etat occuperait la propriété pour défaut de paiement des impôts? Un pourvoi avait déjà autorisé les anciens propriétaires à réintégrer leurs terres, malgré les impôts non payés... Madame la Juge croyait en la tradition, en la famille et en la propriété...

Qu’allait-il pouvoir dire à tous ces gens? Des vieux, surtout, des femmes et des enfants. Les maris étaient à São Paulo ou dans une autre grande ville. Ouvriers du bâtiment. Certains ne donnaient même plus de nouvelles... d’autres essayaient d’amasser un pécule... et ils envoyaient des lettres, que Dionila déchiffrait à grand peine, pour dire les succès, les difficultés et l’espérance toujours renouvelée. Et les femmes et les vieux, avec leurs pioches, soignaient cette terre qui leur donnait de quoi vivre et qui recueillait leurs enfants, devenus des anges, appelés par le Seigneur pour une vie meilleure et sans crainte.

Le cauchemar organisé et ourdi à l’heure dite. Des cris. Sauver quelques objets: marmites, vêtements, outils de travail, petites choses et souvenirs. Des cris. Des enfants qui pleurent. Un chien écrasé par la machine. Un autre qui échappe de justesse. Le monde qui s’écroule dans la bouche des machines affamées de larmes et de désespoir...

Encore une cigarette... Les machines. Dionila au milieu du chaos. Ses deux filles, veuves de maris vivants... comme elle (peut-être une véritable veuve...). Son petit-fils sur le bras. Les plus grands accrochés aux jupes de leurs mères...

Dionila: soixante et quelques années à croire... Au temps du mariage: autant que dura l’espoir, qui lui donna cinq enfants; dont deux mangés par la terre. Le plus vieux est parti, quelques années après son père, à quatorze ans; les deux filles sont restées pour épouser des amours qui leur firent des enfants, avant que l’espérance ne prenne fin et qu’ils ne partent, à leur tour. C’est une vieille histoire, bien connue...

Du groupe, on voyait d’abord les yeux écarquillés des enfants et le désordre des sacs de vêtements et des objets sauvés du désastre. Il pouvait s’approcher maintenant. Parler d’impuissance? Ou de rêve? Un jour, alors qu’il tenait son gobelet de café et qu’il essayait encore de lutter contre le processus de réintégration des anciens propriétaires dans leurs biens, il l’avait entendu dire, comme un oracle du désespoir:

- Monsieur, si on ne peut pas rester ici, j’irai en ville avec mes filles et les enfants. Là, on pourra peut-être trouver du travail. On sait laver et faire la cuisine; le reste, on peut apprendre.

Les gens de la pastorale arrivaient. Ils improviseraient des abris et organiseraient un campement. En Dionila, grandissait la foi en la grande ville.

Il mit son moteur en route et il sentit une terrible envie de cracher sur le commandant de l’opération qui lui fit un signe en partant... Il pensa à Madame le Juge du district. Elle était mariée? Elle avait des enfants?

L’horloge s’ébranla pour sonner neuf coups. Il retourna encore une fois la bouteille, mais sans glace cette fois, le réfrigérateur était si loin.

La favela attendait déjà Dionila et les croisements de rue, avec leurs feux tricolores, verraient bientôt ses petits-enfants... Les bordels de la capitale accueilleraient les filles. Les maris ne recevraient plus jamais de réponses aux lettres payées à quelque écrivain public, dans l’une de ces gares de l’espoir.

Une nouvelle action en Justice? Recommencer encore. La journée avait été longue. Dionila était restée gravée dans ce dernier regard, avant de mettre la voiture en route – souvenir du gobelet de café, du morceau de gâteau, de la voix domptée par le désespoir...

Croire? Il pensa à sa femme et à ses enfants: comment s’était passé ce dîner de fin d’année. Il inclina la bouteille: bonne et heureuse année! L’horloge se remit à sonner, la tête sur la table, le verre oublié. Par la fenêtre, entrait le jour d’une nouvelle année...

Ecrit à partir d'un poème de Vanderley Caixe