LE NÉO-CARBONARISME

A.R. Koenigstein

2 - Politique
Il n'est pas certain qu'il y ait d'ailleurs aujourd'hui une issue politique au malaise de la culture occidentale. Sans doute même faudra-t-il l'épuisement définitif de toutes les manifestations de l'Occident pour que l'humanité puisse envisager la possibilité du retour à l'essentiel. Nous laissons ici à chacun l'estimation des chances de réussite d'une subversion politique dont on a bien vu que, même si elle est une peut-être aporie sur le plan stratégique, elle n'en demeure pas moins une voie héroïque, c'est-à-dire une voie pratique de l'action par laquelle le geste juste doit être accompli, indifféremment de son issue. Confucius disait de la conduite de l'Etat qu'elle devait se faire comme on fait frire un petit poisson. Nous pourrions dire que la subversion carbonariste et le militantisme radical qu'elle exige doivent être faits avec autant d'application qu'une cérémonie du thé, l'allumage des flambeaux, la conduite d'une motocyclette ou la chasse aux filles faciles dans une mauvaise boîte de nuit.

Pour autant, s'il faut décrire à gros traits le projet politique de cette (im)posture métaphysique, nous dirons qu'il cherche la destruction du bourgeoisisme pour ouvrir les accès à l'Etre. La destruction du bourgeoisisme a déjà été étudiée dans le détail, elle exige la destruction de l'oligarchie capitaliste, et, en retour la réappropriation commune des moyens de production. Cela se complète de la réouverture des voies vers la transcendance, à travers la recomposition d'initiations prolétarienne, guerrière et sacerdotale qui ne soient plus hiérarchisées. La question se pose de savoir s'il peut exister encore une initiation de producteur opérative dans un monde post-industriel tourné vers le virtuel et le tertiaire ; s'il peut exister une voie du guerrier dans une civilisation de la masse ou la quantité fait loi sur l'aristocratie spirituelle ; s'il peut exister un sacerdoce dans une civilisation pour laquelle la resacralisation est comprise comme bien-être infra-psychologique et une fuite des épreuves. Nous ne cachons pas qu'il y a là aussi du travail à faire, un travail considérable qui exige une collaboration des trois dépôts, ce qui pourra peut-être se faire sur le territoire neutre de la Vente carbonariste. Car le carbonarisme, comme voie noire des en-dehors ne peut pas, ontologiquement autant que déontologiquement, promouvoir des systèmes structurants nouveaux. Mais son refus du cautionnement, et son révolutionnarisme intégral peut en faire ce no man's land en lequel peuvent se réunir des Maîtres des trois Varna, tous lucides sur la fin des temps et sur la valeur de la détermination carbonariste, pour élaborer ensemble des stratégies de réveil des voies d'accès à l'Etre. Nous pensons que le carbonarisme forcera naturellement au respect les meilleurs d'entre les initiés de métier, de combat et de foi, qui verront en lui l'allié intransigeant permettant de se hisser hors de l'idéal animal. Mais le projet carbonariste n'a bien sûr ni la prétention, ni la possibilité d'offrir ce que les autres doivent offrir. En sus donc de son ouvre de subversion, l'hospitalité initiatique carbonariste doit être absolue et intransigeante avec elle-même. Il devra toujours y a voir l'eau, le drap, le sel, le miroir et le feu à offrir aux Voyageurs.

La philosophie des Lumières nous a rendu tributaire d'une conception rationnelle du politique. Il est évident, et il ne faut pas revenir là-dessus, que c'est par l'exercice de la raison que les droits de l'homme se sont constitués et qu'ils ont permis de s'échapper d'une politique fondée sur la proximité et le mimétisme, pour asseoir l'idée d'un citoyen qui doit rester mon égal, malgré l'antipathie spontanée que je puis ressentir à son égard, s'il n'est pas "comme moi". L'universalisme qui donne à tous les hommes, quelle que soit leur origine, sociale, culturelle ou ethnique, la même valeur de droit, cet universalisme là n'a pu se constituer qu'en renonçant progressivement à une philosophie politique de l'affect, de l'identitaire. Pour cela, il a fallu renoncer aux sentiments, et mettre en usage la raison qui est la seule faculté rendant possible la généralisation, et concevant l'homme comme dégagé de la partialité du clan, de la race ou de la classe. Lorsque l'idée d'un citoyen voit le jour, alors l'égalité enfin peut s'enraciner dans l'humanité, perçue comme un genre unique, malgré les différences de fait entre les individus et les groupes qui la constituent. Cependant, ce recours à la raison a entraîné les hommes d'après le XVIIIème siècle (dont nous sommes) à croire que c'était la vie politique elle-même qui était agie par des forces rationnelles. Il faut ici le répéter : la vie politique primitive n'est pas rationnelle. Les hommes agissent d'abord en politique en mettant les valeurs de la passion, de l'émotion, du sentiment. Ils sont ainsi guidés par une fausse spontanéité, qui est le pur jeu des forces affectives qui bougent en eux et qui les animent sur l'échiquier politique. Le moralisme des Lumières a très vite condamné ce recours à une morale du sentiment dans la politique, et il a bien fait. Mais il a oublié que l'on ne peut, par un décret de l'esprit, détruire ce qui existe. Aussi la philosophie politique moderne, laïque, désacralisée et rationaliste oublie-t-elle trop souvent la place des sentiments et des passions dans la vie politique : elle ne les voit que comme des adversaires qu'il faut supprimer. C'est sans doute une erreur, car, en refoulant la force vitale de ces instincts sociaux, en interdisant absolument leur manifestation, elle s'interdit de les comprendre et risque de recevoir de plein fouet leur réveil sous la forme d'une barbarie redoutable. S'il faut effectivement rationaliser la vie politique, il ne faut pas pour autant croire que l'on en finit ainsi avec la vie profonde et mouvante des imaginations et des passions politiques. Les oublier, c'est les rendre sauvages, et s'exposer plus dangereusement encore lorsque les tribuns et les démagogues les réveillent. D'autre part, croire que la rationalité pure suffit en politique est méconnaître les faits historiques. Pour qu'une idée voie le jour, pour qu'elle se manifeste dans la chair de l'histoire, il faut qu'elle soit possédée, investie, animée par la passion politique. C'est là ce qui est trop négligé par l'héritage des Lumières. La vie des images et des mythes politiques ne doit pas avoir la suprématie en politique, mais elle ne doit pas être non plus négligée et refoulée. Elle doit devenir le moteur puissant de l'action politique, guidé par la vigilance et la lucidité rationnelle. Aussi l'idée politique ne peut elle s'incarner dans les faits qu'à la condition qu'elle soit juste (fondée par la raison) mais aussi qu'elle soit le point de focale d'énergies passionnelles, de rêves collectifs, d'imaginaires sociaux qui travaillent sans cesse au fond de l'âme humaine. C'est pourquoi, à titre d'exemple, l'Europe telle qu'elle est pensée par les eurocrates sera un échec retentissant, parce qu'elle est bien fondée rationnellement, à partir de données mathématisables issues des spéculations des économistes, mais parce qu'elle n'est pas une Europe fantasmatique, sur laquelle convergeraient les imaginations et les mythes des peuples européens. En revanche, la République de 1792, notamment quand elle se heurte à l'alliance des monarchies européennes l'année suivante à Valmy, cette jeune République-là arrive à synthétiser les exigences transcendantes de la raison, mais coalise les énergies et les passions politiques autour du drapeau tricolore. Ainsi, l'idée de nation au XVIIIème siècle devient-elle exemplaire à ce titre, parce qu'elle a su unir contradictoriellement passion et raison, et, par le fait vital, incarner l'idéal. Les réformes politiques durables ne peuvent donc subsister qu'à la condition qu'elles s'enracinent profondément dans des mythes qui sauront cristalliser la ferveur populaire et ainsi animer l'idéal.

Maintenant, qu'est-ce qu'une société initiatique? Le plus important n'est pas qu'elle soit secrète, mais qu'elle soit initiatique, c'est-à-dire qu'elle donne à ses nouveaux membres des références mythiques et symboliques qu'ils auront en commun avec le reste des autres initiés. Pour ce faire, la société initiatique dispose de deux caractères propres : elle pratique un rite et transmet un mythe fondateur. Le mythe fondateur est ce par quoi la société justifie de son existence, et explique sa raison d'être au monde. Mais ce mythe fondateur ne se donne pas par le biais de la raison ou de l'analyse, mais par le biais du rite, c'est-à-dire à travers une cérémonie théatralisée où sont conviées des images fortes, des symboles, des archétypes puissants. On croit communément, à propos des sociétés initiatiques, qu'elles sont engluées dans le mythe, et qu'elles sont imperméables à la modernité. On croit aussi que l'initiation est une manière de fusionner avec l'esprit du groupe, et d'y perdre en somme son individualité. Or, c'est méconnaître un fait de l'histoire récente: que les sociétés initiatiques réelles qui subsistent dans l'Occident moderne, celui d'après les Lumières, ces sociétés initiatiques ont elles aussi opéré cette réforme qui les sépare de la révélation, et les ouvre à la rationalité, débattante et individualisante. Si, dans les sociétés archaïques ou traditionnelles, la société initiatique reçoit son mythe directement des dieux, si elle se constitue à partir d'une révélation, par la parole d'un prophète ou les récits d'un Grand Ancêtre, les sociétés initiatiques modernes ont leur mythe fondateur énoncé par des hommes. Ainsi la Franc-maçonnerie dite moderne, de 1723, édite-t-elle ses nouvelles Constitutions, rédigées par des hommes - notamment Anderson et derrière Désaguliers - où le mythe fondateur est annoncé clairement : la Franc-Maçonnerie sera ce centre d'Union en lequel des hommes différents pourront fraterniser, dans leurs différences. Ce qui veut dire alors que le mythe originel d'une société initiatique moderne peut être produit par les hommes et devenir aujourd'hui, par le fait, le résultat des efforts de leur raison, comme ce fut le cas pour la Franc-Maçonnerie spéculative. Donc, une telle société initiatique peut se donner un projet politique rationnel, et à ces fins, engager et mettre en ouvre des images et des symboles qui font appel à toute cette vie nocturne de la conscience. Ici sont conviés les outils du rite. Alors l'énonciation d'un projet rationnel et universel à travers le mythe fondateur se double d'une cristallisation de l'imagination active par le rite. Le projet rationnel est donné aux initiés en des termes non rationnels, ce qui facilite l'imprégnation des membres, puis le thème s'étend ainsi des membres de la société initiatique jusqu'à la société civile par une sorte de capillarité, ou comme une nappe souterraine s'étendant sous le niveau de la terre, et irriguant bientôt les racines de tous les arbres de la surface. La société initiatique moderne qui se donne un projet politique rationnel ne doit jamais renoncer à l'universalisme de son mythe fondateur, car il en va de la morale. Mais elle ne doit pas non plus renoncer au rite par lequel elle rend vivant et énergise l'idéal rationnel auquel elle croit. Si ce n'est pas le cas, la société, d'initiatique, devient seulement une société secrète, substituant à l'enveloppe imagée du mythe un pauvre masque de secrets et de codes de conspirateurs. Une telle société secrète n'a aucune valeur, pas plus en tout cas que les spéculations creuses de théoriciens politiques sans âme. Ce fut le cas de la création de Buchez qui, ourdissant des complots contre les Bourbons au début du dix-neuvième siècle, récupère en 1821 les rituels de charbonnerie italienne, et les vide de leur substance rituelle, en les déchristianisant, et en passant à la trappe leur charge hermétique. Il souhaite ainsi constituer une nouvelle société secrète politique, et la Charbonnerie dont il dénature les rituels devint résistance secrète contre les occupants autrichiens. Mais il perd en même temps que les rituels la matière onirique par laquelle le mythe fondateur se densifie et se corporise dans l'esprit des affidés puis dans les sociétés qu'ils fréquentent. En outre, avec ses coreligionnaires, il énonce avec légèreté ce que nous appelions le mythe fondateur, c'est-à-dire que les Bons Cousins Charbonniers qui se réunissent sous son égide ne savent pas trop pourquoi ils se réunissent : certains pour la patrie, d'autre pour l'Empereur, d'autre enfin pour la Sociale. La Charbonnerie française de Buchez est donc bien une voie substituée, car son projet rationnel est mal bâti, et sa charge rituellique désamorcée par une laïcisation mal comprise qui fit perdre à la Charbonnerie une part réelle de son opérativité sociale.

On voit où nous voulons en venir : les initiés peuvent avoir un rôle politique éminent, et réciproquement, il peut y avoir une action politique efficace menée par des cénacles d'initiés, s'ils énoncent un modèle universaliste, moral donc rationnel ; et s'ils savent lui apporter la chair des rites. Ils le rendent visibles par les voiles de l'allégorie et du mystère. Ils en font un objet attractif, et le secret et le mystère dont il s'orne, paradoxalement, ne le cache pas, mais le rend plus désirable et plus fascinant. Et les images par lesquelles il s'avance le rend plus magnétique encore. Aussi les initiés ne sont-ils pas des éminences grises manipulant à leur insu des élites naïves ou des masses ignares, mais ils sont parmi les hommes de leur temps, les plus aptes à animer, à donner une âme, à la politique. Il ne faut donc pas donner aux initiés le rôle romantique et naïf de comploteurs de l'ombre. Au contraire ils sont à un moment historique donné, les plus perméables des hommes aux mythes dominants la société civile. Ils sont les plus imprégnés des imaginations politiques, parce qu'ils les vivent, parfois à leur insu (la chose doit être soulignée) dans le théatre du rite. Les initiés ne sont pas les initiateurs politiques. Ils ne sont pas ceux qui inspirent. Ils sont inspirés par la philosophie politique dominante, par la mise en symboles et en images qu'ils font dans leurs cercles. Les sociétés initiatiques ne fécondent pas un corps social amorphe et privé d'intelligence. Les sociétés initiatiques sont les premières à pressentir les passions politiques parce qu'elles ont tout l'attirail symbolique et rituelique pour le dire dans la langue de l'imagination. Les passions politiques qu'elles pressentent et qu'elles arrivent à désigner dans le corps social, elles sont les premières à les subir de plein fouet, parce qu'elle y sont très sensibles. Les lieux d'initiation sont donc des laboratoires sociaux, non pas parce que s'y ourdissent les complots révolutionnaires et parce que les gouvernements provisoires s'y répartissent les ministères, mais parce que ce sont les premiers où s'expriment la sensibilité, l'affect, l'ambiance du siècle. Canalisant la sensibilité du siècle, l'imaginaire de la rue, les initiés ne sont donc pas ceux qui fécondent un peuple amorphe. Au contraire, ils sont fécondés par la vitalité d'un peuple qui rêve à voix haute dans la rue, sans le savoir. Ils interviennent comme des baromètres de la sensibilité et des passions politiques. Leur devoir est alors d'accompagner ces passions politiques qu'ils ont pressenties vers un projet qu'ils savent universaliste. Leur capacité est aussi d'alimenter en images et en mythes la rêverie populaire pour que celle-ci ne s'épuise pas avant d'atteindre au but. En somme, les initiés ont donc un double devoir politique. Ils captent les énergies vitales qui sillonnent, irriguent et fécondent le peuple, ils les identifient et les pressentent avant tout le monde parce qu'ils ont l'expérience imaginative et symbolique préalable (rite). Ensuite, ils doivent accompagner ces forces vitales et qui cristallisent les passions populaires dans le sens d'un projet politique noble et respectable (mythe).

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>3 - Stratégie
LE NÉO-CARBONARISME
A.'.V.'.C.'.B.'.:: http://www.carbonaria.org/vendas/vendas60.htm
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