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J.C.CABANEL

Situation actuelle

Au terme de cette présentation générale des trois organisations compagnonniques présentes en France, que pouvons-nous dire de la situation actuelle du compagnonnage en France ?

En plus des querelles intestines, souvent sanglantes, qui, pour des rasions ritueliques, religieuses, philosophiques., l'ont divisé et, parfois, sinon mortellement, du moins gravement blessé ainsi que des interdictions, religieuses ou politiques qui ont pu le frapper, le compagnonnage a dû affronter des défis majeurs qui ont failli le terrasser à jamais.

Ce fut d'abord, au sortir de la Réforme et de la scission d'Orléans qui s'ensuivit, la Renaissance qui, en faisant de l'art une activité "spéculative" déconnecté de toute contingence "opérative" - la transformation de la matière en vue de la production d'objets, de constructions. - contribua à dévaloriser le travail manuel, fondement du Métier au sens compagnonnique du terme, aux dépens des "arts libéraux" (1). Désormais, l'artisan n'est plus un artiste mais un "oeuvrier" promis à devenir un. ouvrier.

Certes, le mouvement encyclopédique du XVIIIème siècle a tenté de réhabiliter le travail manuel en lui redonnant ses lettres de noblesse et en conférant à l'artisan un statut de quasi-artiste pratiquant un métier d'art et réalisant des ouvres et, notamment, des chefs d'ouvre artistique, mais l'unicité originelle de l'artisan-artiste n'a jamais été recouvrée.

Au XIXème siècle, la révolution industrielle, avec la mécanisation mais, aussi, la rationalisation de la production industrielle et la division du travail, a porté un second coup au compagnonnage. Désormais, en effet, l'oeuvrier n'est bel et bien plus qu'un ouvrier et qui, plus est, un salarié, un prolétaire et l'artisan est devenu un statut juridique caractérisant et qualifiant un certain type de propriété des outils de production et un mode de production.

Ce second coup a failli gommer le compagnonnage du paysage (2). Pourtant, une première renaissance du compagnonnage est intervenue après la "crise de société" qu'ont connu les pays développé dans les années 1968 en ce que, à de nombreux jeunes ayant perdu leurs repères, moraux et éthiques, dans la société de consommation, sont venu lui demander, en plus d'une formation professionnelle d'une grande qualité, l'éducation morale, philosophique, traditionnelle, humaniste. à laquelle ils aspiraient pour se construire et se réaliser, fraternellement et solidairement, en tant qu'êtres humains (3).

Une vague de même nature est apparue avec le développement de la problématique écologique. Ainsi, et même si le nombre est marginal, le mouvement est tout de même significatif : des diplômés de l'université et de grandes écoles, des agents de maîtrise et des cadres en poste, des enseignants, des agriculteurs, des artisans, des chefs de petites entreprises.

S'il reste attractif (4), alors même qu'il reste discret et ne se livre à aucune campagne publicitaire, le compagnonnage, de nos jours, n'attire qu'un nombre réduit de personnes, en faible proportion par rapport aux nombres d'élèves et de stagiaires qui fréquentent les centres de formation professionnelle des organisations compagnonniques. En effet, les trois organisations compagnonniques françaises, tout comme leurs homologues européennes ont depuis longtemps ouvert leurs formations professionnelles en vue de la préparation à des diplômes d'État (C.A.P., Brevets divers.) qui sont fort prisées car elles apportent "autre chose" qu'une simple formation professionnelle, de grande qualité par ailleurs (5).

Toutefois, ces formations ne "forment" pas pour autant des Compagnons car c'est toujours par initiation et réception, et non par concours ou examen, que l'on devient Compagnon au terme du traditionnel Tour de France et de la confection d'un chef d'ouvre (6). Dans la plus pure tradition, la formation de compagnons n'est pas une simple formation. professionnelle (7); si elle est formation à un métier en vue de sa pleine "maîtrise", elle est aussi, et sans doute d'abord, formation à l'humanité ; en ce sens, elle reste bien initiatique en ce qu'elle est un cheminement personnel : l'engagement de l'individu à se construire en vue de se "surpasser" (8).

C'est sans doute cette ouverture qui fait accroire que le Compagnonnage est devenu mixte alors que, même si l'initiation et la réception de Compagnonnes est (toujours) à l'étude à la Fédération compagnonnique, il exclut toujours les femmes et que les quelques rares réceptions de femmes que l'histoire du compagnonnage a enregistrée ont toujours été récusées et condamnées (9). Ainsi, dans le compagnonnage, les seules femmes admises sont les "Mères" et les "petites Soeurs" et les cayennes ne sont pas ouvertes aux femmes suivant les formations "ouvertes" [profanes] du compagnonnage (10).

 

(1) Historiquement, cette rupture a été consacrée par Michel Ange avec la création, en 1563, à Florence, de l'Academia del Disegno. A partir de cette date en effet, le tracé n'est plus un "art" mais une simple technique opérative, l'artiste usant du "disegno", le dessin.

(2) A l'aube du XXème, l'historien Martin Saint Léon avait prédit que le Compagnonnage disparaîtrait avec la Première Guerre mondiale.

(3) "Avec les humanistes qu'il met en avant - fraternité, équité, goût de l'effort pour le bien commun - le compagnonnage répond à l'attente d'une jeunesse éprise d'idéal, et son ancienneté est garante du bien-fondé de leur mise en application. Les cérémonials, les symboles, les coutumes, qui font que nous sommes trop considérés comme des passéistes, ne sont là que pour marquer la continuité avec ceux qui ont marché sur la même voie ; mais nous ne fermons pas les yeux sur notre époque". (Source : Fédération compagnonnique)

(4) Deux facteurs "médiatiques" concourent à cette attractivité : il n'y a pas de compagnons au chômage et, régulièrement, les grandes réalisations, comme, par exemple, les constructions réalisées à l'occasion d'expositions universelles, de Jeux olympiques., font, dans le monde entier, appel à des compagnons.

(5) Dans ses écoles, le compagnonnage dispense à la jeunesse actuelle un enseignement lui permettant d'apprendre d'authentiques métiers d'une constante valeur marchande. Il cherche ainsi à former des techniciens qui, avant d'être les meilleurs de l'élite manuelle, sont d'abord des hommes véritables formés selon les plus hautes traditions des métiers du Bâtiment, ce qui leur permet d'accéder aux postes d'encadrement des entreprises. (Source : Fédération compagnonnique).

(6) "Les chefs-d'ouvre sont l'expression de la promotion ouvrière. Ils démontrent de manière significative le résultat du parcours des "oeuvriers" dans l'aboutissement de leur formation professionnelle. C'est pourquoi ces pièces symbolisent l'engagement volontaire des membres dans le mouvement compagnonnique. Le chef d'ouvre reste la propriété de son auteur et, au-delà, de la société compagnonnique à laquelle l'auteur appartient. Ces maquettes restent exposées dans les sièges. Certaines sont de véritables exploits et différents musées du compagnonnage les présentent au public". (Source: fédération compagnonnique des Métiers du Bâtiment).

(7) Au XVIIIème siècle, les chefs d'ouvre servirent à départager les Devoirs qui étaient en concurrence, pour ne pas dire en "guerre", pour le monopole de l'emploi dans les Villes. Ainsi, lorsqu'une rivalité éclatait dans une ville, les Devoirs s'affrontaient par l'intermédiaire d'équipes enfermées dans des lieux dont les accès étaient surveillés par des "contrôleurs" du Devoir rival. Un jury inter-Devoirs sanctionnait les chefs d'ouvre. Le Devoir qui emportait le concours obtenait le monopole du placement dans la Ville. Ainsi , en 1742, les Compagnons du devoir perdirent la ville de Lyon mais jurèrent d'y revenir dans. cent ans, ce qu'ils firent, mais plus tôt, et qui occasionna des affrontements qui ont fait de nombreux morts et blessés.

(8) "Chaque individu possédant l'esprit compagnonnique peut atteindre, par l'exercice de son métier, la réalisation de l'intégralité de ses possibilités culturelles et spirituelles. C'est la réponse donnée par le compagnonnage à certaines questions du monde contemporain. Les capacités du Compagnon à s'adapter aux changements et aux innovations sont manifestes sur le plan technique de son métier. Face à la machine, il n'éprouve jamais de sentiment d'infériorité, car sa formation fait qu'il se sait capable d'exécuter le travail qu'elle produit. La machine, fût elle un programme de traçage d'escalier sur ordinateur, reste à son rang d'instrument épargnant la peine et diminuant le temps d'exécution. Le Compagnon n'est pas réduit au rôle de simple servant, et c'est pour cela qu'il peut hardiment adopter les techniques les plus modernes. Maîtrisant parallèlement les savoir-faire anciens, il peut satisfaire l'exigence d'authenticité émanant de la clientèle face à l'envahissement du "prêt-à-jeter", même si le coût reste un frein à cette tendance". (Source : Fédération compagnonnique).

(9) L'une des dernières tentatives de réception de femmes comme compagnonnes a été faite, dans les années 70, par un ancien compagnon, du nom de Derval, de l'Union compagnonnique, interdit de compagnonnage, qui avait alors créé, à Surgères, son propre compagnonnage qui, bien entendu, n'a été reconnu ni par les trois organisations compagnonniques, ni par les pouvoirs publics.

(10) Les cayennes ne sont d'ailleurs pas non plus ouvertes aux hommes qui suivent ces formations si elles ne sont pas suivies dans le cadre u cursus compagnonnique.

Poésie de J.C.Cabanel